Notre Dame de Paris *
Blasé! Tu pensais que ton cœur était blasé! Que tu pouvais voir tout et rester coite!
Toi qui avais vu une histoire entière s’émietter sous des bombes. Et une mémoire entière partir en éclats. Tu étais arrivée à l’amer constat que tout pouvait tomber, et que rien, vraiment rien, ne pouvait véritablement résister à la folie des hommes ou à la « folie » de la matière et des éléments.
Tu t’étais détachée. Tu t’étais créé un monde « suspendu », nomade et éphémère.
Tu amassais ton monde dans des boîtes comme les nomades.
Un jour, tu as compris, lorsqu’en 2001 une usine à Toulouse (AZF) avait explosé, que tout tenait à un fil ténu et fin, lorsqu’on vous a demandé, étudiants de la résidence universitaire où tu vivais, d’évacuer. Tu étais en pyjama lorsque l’explosion eut lieu. Il fallait, en 5 minutes, ramasser ce que tu pouvais ramasser, et partir sans savoir quand tu reviendrais dans ton « chez toi », ce studio d’étudiants comme tant d’autres…
Tu as compris, ce jour-là, qu’il ne fallait plus s’attacher. Qu’il fallait être prêt à tout moment à déguerpir.
Ta vie commençait à se trouver « emballée » dans des caisses et boîtes, et ta notion au temps et à l’espace a définitivement changé .
Beaucoup de choses dans ta vie, depuis, ont disparu. Tu n’as pas enterré beaucoup de personnes, mais tu as enterré ta relation à ton passé et à tes êtres chers.
Et tu as continué, malgré tout cela, à aimer ce qui te sauvait de l’anéantissement : ces belles choses … ou comme disait Apollinaire à Lou, sa bien-aimée, dans ce magnifique poème « Si je mourrais là-bas » :
«Tu ne vieillirais point toutes ces belles choses
Rajeuniraient toujours pour leurs destins galants
Lou si je meurs là-bas souvenir qu’on oublie
Souviens-t’en quelquefois aux instants de folie
De jeunesse et d’amour et d’éclatante ardeur
Mon sang c’est la fontaine ardente du bonheur
Et sois la plus heureuse étant la plus jolie»
Ces beautés infinies que tu trouvais partout : la littérature, l’art, la musique, la photographie, l’architecture, les lumières et reflets de fin de journée sur des rideaux blancs, sur tes fleurs… Tes livres, tes crayons, un vieux bureau que tu aimes et qui est devenu le tien, un bureau que tu préserves et conserves car il a de l’histoire. Tu as toujours aimé ces choses qui ont de l’histoire : un vieux bol un peu ébréché mais d’une vieille et belle faïence, des ustensiles anciens, des papiers laissés ici et là, et cetera.
Toi qui traverses le cœur de Toulouse presque tous les jours, et admires, le cœur joyeux, malgré tes peines lourdes, la beauté de la basilique de Saint-Sernin, et son clocher. Tu es contente de voir ce monument sur ton chemin, et sur le chemin de l’école de ta fille, le matin, lorsqu’il baigne dans le brouillard, et que ta fille l’appelle : « Monsieur Mille oeils » (vu ses baies multiples.)
Toi qui t’émerveilles devant les dentelles architecturales que tu trouvais dans certains monuments, notamment de style gothique… Toi qui intérieurement vibres lorsque toute beauté te touche, jusqu’aux larmes.
Toi et ton histoire inachevée avec Paris. Paris qui te manque terriblement. Paris la ville où tu avais été accueillie enfant, puis adolescente, puis jeune étudiante, jusqu’à ton « exil » dans le sud de la France.
Paris où tu venais en vacances… et où à chaque fois tu prenais des photos de Notre-Dame…, fascinée que tu étais et tu es toujours, par son architecture. Ton œil n’était jamais rassasié. Tu adorais cette architecture avec ses courbes, ses ronds, ses sculptures fines dans la pierre… Et tu étais une véritable amoureuse de ses rosaces qui t’ont littéralement fascinée lorsque tu les avais vues pour la première fois, toute petite… à 5 ans ! Quelque chose d’inexplicable dans ces vitraux, ces lumières et ces couleurs t’attirait.
Cet inexplicable qui te maintient en vie. Ce travail de la matière, de l’œuvre. Ces mains des maçons, des bâtisseurs qu’on imagine à travers les formes. Ces œuvres qu’on a tellement pensé éternelles, indestructibles. Cela, inconsciemment, nous rassure.
Mais il suffit de peu pour que tout tombe et retombe.
Où donc trouver la « foi » ?! Pas celle religieuse au sens historique du terme (en référence aux religions). Mais la « foi » dans ce qui nous relie au monde, au passé, aux autres?
S’il y a un sens que je trouve parfois aux choses de la vie, c’est bien l’histoire, la filiation, ce qui nous a été laissé par ceux qui nous ont précédés. Et le devoir que nous avons de préserver, conserver, veiller à cet héritage précieux.
Mon père et ma mère sont « presque » morts. Une partie entière de mon histoire était arrachée. Mais j’aime Paris, Toulouse et Notre Dame de Paris. J’aime la basilique Saint-Sernin, et les vieilles rues de Toulouse pleines d’histoires invisibles maintenant… J’aime ces œuvres qui nous sont laissées par ces autres frères dans l’humanité. Le temps est délicieusement diffus devant elles.
Et voilà, le deuil again. Je n’ai pas envie de mettre Ferré et son « va tout s’en va »! Je n’ai pas envie de cette mélancolie. J’ai envie de dire ce que peut signifier pour nous un repère de notre histoire, que l’on soit Français « de souche », ou devenu Français par amour pour la France, son histoire, sa culture et sa langue…
Notre Dame de Paris était ce monument que je revoyais à chaque retour à Paris… A chaque fois, je reprenais des photos, presque avec gourmandise. Et je savourais la présence de cet édifice que je revoyais avec jubilation.
…
Paul Valéry envahit ma tête cette nuit avec cet air très particulier: le rythme du Cimetière marin…
«Le vent se lève !… Il faut tenter de vivre !
L’air immense ouvre et referme mon livre,
La vague en poudre ose jaillir des rocs !
Envolez-vous, pages tout éblouies !
Rompez, vagues ! Rompez d’eaux réjouies
Ce toit tranquille où picoraient des focs !»
(Le Cimetière marin).
Rawa-Marie Pichetto – 15 avril 2019
* Ce texte a été écrit le soir de l’incendie de Notre Dame de Paris, 15 avril 2019.
(Photos Rawa-Marie Pichetto)