Scènes – Vie quotidienne #2 – Sourire
Brouhaha de la ville, soleil, chaleur, beaucoup de stress pour traverser d’un trottoir à un autre : des voitures à gauche, des voitures à droite, des vélos dans tous les sens, des piétons, puis le choix du trottoir en fonction du soleil sur le sol. Tout cela se calcule en quelques secondes, avec l’impression d’être dans un bruit insupportable, de ne pas distinguer les choses, de marcher au radar.
Le tout après avoir calculé toutes les distances possibles pour marcher dans une rue étroite, sur un trottoir très étroit, doté de barrières de protection sur lesquelles des vélos sont garés et parfois des pots de fleurs sont accrochés, devant les boutiques (en centre-ville de Toulouse, on aime fleurir les rues devant certaines boutiques…).
Nous sommes obligés, en tant que piétons, de zigzaguer entre trottoir et rue pour pouvoir marcher, tout en surveillant les voitures et les motos qui peuvent débouler en toute vitesse.
C’est épuisant.
J’ai souvent les casques sur les oreilles ; j’écoute la radio, les podcasts et parfois j’écoute la musique, selon l’humeur.
Très souvent, mon suivi de l’actualité politique et géopolitique prend le dessus sur la musique. Sauf lorsque je suis obligée de m’administrer quelques doses de musique pour atténuer un état de fatigue, de tristesse, de spleen, lors de ces moments où le chagrin est au-dessus de tout et il faut lui administrer un calmant. La musique me sort parfois de ces états en canalisant mes sentiments et émotions.
Je mets les casques aussi pour atténuer le bruit de la ville. J’ai l’impression lorsque je marche dans cette ville que je suis une bulle ; le bruit ambiant me heurte, me disperse l’attention, je me réfugie dans l’écoute et je dois en même temps faire attention aux bruits des véhicules.
C’est dans ce contexte bruyant, grossier et insignifiant que je m’engouffre dans ce magasin pour acheter quelques affaires, ayant l’impression d’avoir traversé une marée humaine pressée où tout flotte dans l’impersonnalisation sans limites.
Aucune douceur nulle part. Du bruit et de la vitesse partout.
Cela ne heurte personne visiblement ! Même pas moi, si on m’observe à la surface !
On automatise tous nos gestes pour circuler dans ces foules. Comme le disait Matthew Crawford dans le titre de son livre : Contact – Pourquoi nous avons perdu le monde et comment le retrouver !1, nous avons de moins en moins un contact direct avec le monde, avec le réel.
Nous marchons sans voir, nous déambulons sans regarder. Ou, nous faisons la queue pendant une demi heure au moins, pour avoir une glace en forme de fleur2…
Les humains s’occupent avec peu de choses, addicts à la nouveauté et aux gadgets.
Finalement, cette masse humaine qui passe des heures à attendre pour se procurer une glace-fleur ou tout autre gadget (style gâteaux sous forme de pénis ou de vagin3), a l’esprit occupé lors de cette attente… On tue le temps et l’ennui par la consommation permanente.
La fiction n’a plus de limites. On vend du rêve démesurément, à tel point qu’on ne vit plus dans le réel, tellement ennuyeux sans doute, ou certainement. Un réel fait de travail qu’on déteste, de trajets longs pour aller au travail qu’on déteste, et de course permanente, de stress, de brun-out, d’enfants qu’on dépose le matin comme un paquet dans un magasin relais, et qu’on récupère le soir contre signature.
Ils courent, ils courent… mais pas comme le furet, le furet des bois mesdames!4
Je rentre dans ce magasin comme d’habitude, dans ma bulle ; personne ne regarde personne, comme partout. Je reste très peu de temps. Généralement très rapide lorsque je fais mes courses, je me retrouve vite à la caisse.
La caisse, toute une sociologie. Comme dans les ascenseurs.
Généralement, les gens paraissent visages fermés ! Allez savoir pourquoi !
Je regarde derrière moi, personne ne sourit, attitude aux aguets, dans l’attente que son tour arrive. Les yeux regardent d’une manière vigilante, guettent le moindre mouvement de cette masse qui attend, pour avancer. Cela se fait généralement silencieusement, contre le brouhaha de la ville, ou un bruit ambiant : les caisses, les sacs, les brefs échanges entre clients et employés, etc.
Le spectacle de l’accélération extérieure se déplace dans le magasin, sous forme d’accélération figée. Ils sont pressés, mais debout, faisant un pas, puis un autre, jusqu’à l’arrivée à la caisse.
Rien ne change au final.
Les « bonjour à peine »5 entre clients et commerçants fusent à la caisse.
Puis : -« Vous avez un compte client ? ». Épeler le nom. Madame Machin et Monsieur Ixe.
-« Le ticket de caisse ? – Non merci / oui je veux bien, merci.
Personne n’a le temps de regarder personne. Nous avons une attitude très automatisée à la caisse, même dans les petits magasins…
Je suis souvent choquée par cela, car je ne parviens pas à parler aux gens machinalement.
Le Covid a obligé les lieux qui accueillent du public et les magasins à équiper les caisses avec du Plexiglass pour se protéger mutuellement. Nous n’arrivons pas à s’entendre parfois. Cela bloque la communication. Mais tout le monde s’en fiche. Puisque nous ne communiquons pas.
Dans ce contexte « flamboyant », sec comme la chaleur de cet été ; dans ce « désert de la multitude », arrive quelque chose d’inattendu !
Un sourire !
Il est chaleureux et abondant. Presqu’insolite dans cet amas d’insignifiance.
Il est des sourires agréables, mais ordinaires. Ils sont adressés à Monsieur tout le monde et à personne en particulier. Ils restent polis, peuvent être beaux aussi.
Mais il y a des sourires particuliers. Ceux-là je pourrais les qualifier de gentils, attentionnés. Ils vous affectent directement.
Si j’étais chorégraphe, j’aurais tracé sur un bout de papier blanc, au crayon, les traits des mouvements qui accompagnent ce sourire. Au ralenti d’une vidéo, on apercevrait toutes les inclinaisons de la tête, le mouvement des yeux, tout un ensemble qui contribue à acheminer ce sourire qui se dessine doucement et s’adresse à vous.
Les musiciens ont ceci de particulier : ils peuvent sentir le monde comme ils lisent une partition. Chaque être a sa musique, son rythme. On peut donc sentir l’autre comme on entend un son, une note juste ou une fausse note.
En langage musical, je dirais que ce sourire n’a pas de fausse note.
La gentillesse douce touche.
Quand vous venez d’un monde abrupt, bruyant – entre autres, cet extérieur devenu insupportable pour certaines âmes, dont la mienne – ce sourire vous recharge d’humanité et de douceur.
Par Rawa-Marie Pichetto - 12 août 2022
Petite proposition musicale à écouter : Gai printemps, de la compositrice française Mel Bonis (1858-1937).
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1Matthew Crawford, Contact – comment nous avons perdu le monde et comment le retrouver !, Editions La Découverte, 2016.
« Après le succès d’Eloge du carburateur, qui mettait en évidence le rôle fondamental du travail manuel, Matthew B. Crawford, philosophe-mécanicien, s’interroge sur la fragmentation de notre vie mentale. Ombres errantes dans la caverne du virtuel, hédonistes abstraits fuyant les aspérités du monde, nous dérivons à la recherche d’un confort désincarné et d’une autonomie infantile qui nous met à la merci des exploiteurs de « temps de cerveau disponible ».
Décrivant l’évolution des dessins animés ou les innovations terrifiantes de l’industrie du jeu à Las Vegas, Matthew B. Crawford illustre par des exemples frappants l’idée que notre civilisation connaît une véritable « crise de l’attention », qu’il explore sous toutes les coutures et avec humour, recourant aussi bien à l’analyse philosophique qu’à des récits d’expérience vécue. Il met ainsi au jour les racines culturelles d’une conception abstraite et réductrice de la liberté qui facilite la manipulation marchande de nos choix et appauvrit notre rapport au monde.
Puisant chez Descartes, Locke, Kant, Heidegger, James ou Merleau-Ponty, il revisite avec subtilité les relations entre l’esprit et la chair, la perception et l’action, et montre que les processus mentaux et la virtuosité des cuisiniers, des joueurs de hockey sur glace, des pilotes de course ou des facteurs d’orgues sont des écoles de sagesse et d’épanouissement. Contre un individualisme sans individus authentiques et une prétendue liberté sans puissance d’agir, il plaide avec brio pour un nouvel engagement avec le réel qui prenne en compte le caractère « incarné » de notre existence, et nous réconcilie avec le monde. »
2 Chaîne de glaciers qui vend des glaces façonnées en forme de fleur.
3Nouveau magasin à Toulouse qui vend des gâteaux sous forme d’organes génitaux.
4Comptine pour enfants : Il court, il court, le furet
5En référence au poème de René Char : Qu’il vive!