Être très loin, dans un son

RUES

   Les villes acquièrent une densité de sens pour un citoyen qui y réside lorsque ce dernier y crée, y ancre des moments où il se sent vivre. Ainsi, une ville se vêtit d’une enveloppe presque charnelle, douillette, chaleureuse ; les rues où l’on passe ne sont plus des lieux de passage, mais le décor et l’espace où se déroule un événement réel qui a du sens.

C’était ainsi quand je revenais de la librairie musicale où j’achète mes partitions et mes livres d’exercice pour piano. Je sors de la rue Suau, au coeur du centre historique de Toulouse, à côté de la Place de la Daurade près de la Garonne, je pars vers la rue des Blanchers. A l’entrée de cette rue, à droite, une rue, la rue Larrey, que j’avais rarement fréquentée, portait une indication signalétique : « Fermat – Livraison ». J’ai compris que je pouvais faire un raccourci pour rentrer chez moi.

Vieille rue toulousaine, couleur de brique. Je m’aperçois qu’à ma gauche il y avait le conservatoire de musique et de danse. C’était amusant de passer à côté du conservatoire de musique en venant de sortir d’une librairie musicale !

Ces rues anciennes nous enveloppent, lorsque nous y passons, par l’histoire qui laisse passer ses émanations à travers les murs, l’architecture et un silence propice à cette résurgence. Une grande porte cochère, ça raconte plein d’histoires ! L’espace de quelques instants, pour peu que le marcheur qui traverse ces rues soit enclin à l’imagination, sa tête peut être rapidement peuplée d’images en provenance de ces passés et de ces vies qui avaient traversé ces rues jadis.
Cette rue était particulièrement silencieuse. Et donc particulièrement propice à traverser un bref moment loin du brouhaha habituel d’une grande ville, loin des smartphones et de leurs « bips », loin des voitures, loin de flux humain en course perpétuelle. Nous pouvons appeler ces moments: des moments « hors du temps » habituel, qui ont un effet paisible et bénéfique sur l’être entier. C’est sans doute l’effet du ralentissement, de la décélération et de l’absence de stimuli multiples et instantanés par lesquels nous sommes par ailleurs bombardés quotidiennement et auxquels nous réagissons souvent immédiatement aussi.
Nous avons sans doute un peu perdu l’habitude de s’arrêter, prendre le temps, et respirer profondément.
Même dans nos gestes quotidiens les plus banals : ouvrir une porte d’immeuble équipé d’un badgeur, valider la carte du métro, prendre l’escalator, passer dans une caisse dans un supermarché,… nous ne réalisons pas à quel point nous sommes mis sous pression. Est-ce que quelqu’un a mesuré le nombre de secondes pendant lesquelles une porte d’immeuble reste ouverte après avoir « badgé » ? Une toute poignée de secondes parfois très insuffisantes pour avoir le temps, si par malheur nous arrivons avec un gros sac de courses, ou autres, de poser le sac, badger, reprendre le sac et pousser la porte qui souvent est déjà re- verrouillée !

Ce sont des détails banals de la vie quotidienne. Toutefois, ces détails avalent notre attention. Nous sommes pris dans un tourbillon qu’involontairement nous nourrissons nous-mêmes par la suite.

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PORTÉES – NOIR ET BLANC

Avoir l’impression de vivre dans un autre monde où les lettres de l’alphabet se sont transformées en notes de musique. Un monde composé de feuilles de musique et d’infinies portées et toutes leurs ribambelles de notes. Un monde en noir et blanc : le noir des petites notes et le blanc des feuilles.

Je pense, en écrivant cela, à ce moment « hors temps et hors espace », en plein centre d’une grande ville, un moment où le brouhaha ambiant s’arrête pendant qu’une imagination agréable se déploie et crée un cadre flottant dans lequel on vit l’espace de quelques instants dans une autre dimension, dans une autre perception des lieux, des couleurs. On se raconte des récits imaginés à travers un mot entendu dans une librairie musicale, et on baigne dans un rythme – imaginé aussi – loin de la vitesse extérieure, de la banalité, de la grossièreté…

L’autre dimension c’est celle de la musique, du rythme de ces mesures qui flottent dans la tête lorsqu’on travaille une partition, ou lorsqu’on court chercher un livre d’exercices commandé, que pendant l’attente dans la librairie musicale on se sent enveloppé par le monde de la musique et de son histoire.

Étagères remplies de partitions anciennes ou rééditées, on a l’impression de « tutoyer » l’histoire , des siècles jusqu’à Mozart, Bach, Beethoven, Chopin…

Je crois que c’est cela, entre autres, le mystère de la musique : nous relier à une histoire qui ne change pas tellement. Un côté à la fois sobre, « classique », et infiniment vaste.

Vivre dans la musique c’est épouser des mouvements à l’infini et partir dans une autre dimension : « Quand je joue, je disparais », dit Euridice dans La Vie invisible d’Eurídice Gusmão.*

Être très loin, dans un son.

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Texte de Rawa-Marie Pichetto - Février 2020

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* Film réalisé par Karim Ainouz, Brésil 2019

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