Le « culte du bonheur » – échantillon citoyen
Échantillon prélevé le 1er septembre 2018
Date du début de l’expérimentation : décembre 2013
— Expérimentation « open source » —
Par Rawa-Marie Pichetto – 2 septembre 2018
Quand j’ai lu les articles publiés autour du livre de la sociologue Eva Illouz et du psychologue Edgar Cabanas : Happycratie¹, qui est sorti le 23 août dernier, puis écouté Eva Illouz en parler dans la Grande Table d’Olivia Gesbert sur France Culture la semaine dernière, j’ai pensé à mes anciennes réflexions de citoyenne « profane » qui a vécu des expériences « peu profanes », comme d’aucuns qui passent ou ont passé leur « permis de vivre » si je puis dire, ou ont vécu leur pretium doloris (comme le dit souvent Cynthia Fleury dans ses livres et ses diverses conférences²), cette espèce de « facture » énorme qu’on paye à la vie pour pouvoir continuer « en connaissance de cause » et sans être aspiré-e par « certaines choses » inacceptables…
Ces réflexions tournaient autour d’un terme qui s’était imposé à moi à partir de 2013 : le culte du bonheur.
– Non! Je n’avais pas fait d’études en sociologie et n’avais jamais connu ni Eva Illouz ni Edgar Cabanas ! –
Mais il m’arrivait de pratiquer l’observation et l’analyse, une sorte d’éthologie et d’auto-éthologie. Vieille pratique, très synthétique somme toute, issue de ces années où vivre et chercher ne faisait qu’un…
Il m’arrivait de gribouiller quelques pensées sur ma page Facebook lors de moments de « grosse indignation » sociale et humaine. Il s’agissait pour moi de soupapes passagères auxquelles je ne croyais absolument pas. Cela ressemblait plutôt à l’état de quelqu’un qui, atteint de détresse, se met à boire un verre ou deux, se lâche devant des potes, puis retourne chez lui dans un réel duquel il ne peut s’échapper.
Or, j’ai été « agréablement » surprise d’apprendre que des chercheurs avaient réalisé des travaux sur ce culte du bonheur, ou injonction au bonheur, subi par certains d’entre nous, sans que l’on s’en rende compte parfois. Car ce mécanisme – issue de la psychologie positive – est très lié à un processus de culpabilisation : « Si tu ne réussis pas, si tu n’es pas heureux, c’est de ta faute, car tu es négatif, tu cultives les pensées négatives… ». Et comme l’analysent les auteurs du livre, cela dépénalise le système social et politique et renvoie l’individu à sa seule et unique responsabilité dans son « ascension » au bonheur.
Alors que dire lorsqu’un individu se trouve doublement ou triplement « pénalisé » : migration, guerre, ruptures… !
L’injonction au bonheur peut commencer à une toute petite échelle aussi, par le mot : « oublie ! ».
En analyse psycho-et-logique, on appelle cela : déni.
– Boris Cyrulnik et d’autres, en ont largement parlé aussi… –
Et donc, et avant de lire, ci-dessous, cet échantillon citoyen, d’abord cette Ode au bonheur :
« Notre Bonheur merveilleux
que ton nom soit sanctifié,
que ton règne vienne,
que ta volonté soit faite sur la terre…
Donne-nous aujourd’hui notre « dose » de ce jour
Et notre dose de demain³
Pardonne-nous nos offenses
comme nous pardonnons aussi à ceux qui nous ont offensés.
Et ne nous laisse pas entrer en tentation
mais délivre-nous du Mal (des pensées négatives)
Amen »
Échantillon n°003RPT, écrit sur le réseau « social » Facebook, le 19 septembre 2017
« Dans la société de la performance et de ce que j’appelle depuis des années le culte du bonheur :
– tu fais un enfant et tu es fatigué-e car un enfant ça pompe l’énergie : c’est pas grave, tu largues ta progéniture dans les collectivités et tu poursuis ton ‘épanouissement personnel’ ; tu as envie de t’occuper de ton enfant et ne pas le lâcher à la société, mais tu es fatigué-e, et bien c’est de ta faute, pourquoi t’as voulu t’en occuper! Largue-le de 7h30 jusqu’à 18h à l’école, récupère le gosse le soir (il/elle est crevé-e), etc. etc. Cours! Ne t’arrête jamais. Et réjouis-toi, bientôt tu travailleras le dimanche!
– tu perds quelqu’un ? Tais-toi ! N’en parle surtout pas. Souris. Sinon tu pourrais déranger « celles-zé-ceux » qui ne peuvent/savent pas gérer la mort et la souffrance. Et puis quoi ? T’as pas entendu parler des anti-dépresseurs ? Prends-les et tais-toi. Ne dis jamais que tu es un peu paumé parce que rencontrer la mort d’un proche est violent. Que cela redéfinit le temps dans ta vie, et que tu n’en sors pas indemne et surtout pas le même… Mais n’en parle surtout pas! Pudeur – surtout fausse – oblige. Car il faut « s’aseptiser » tout le temps.
– tes parents, par hasard, tu ne les as pas vus depuis de longues années de … guerre. Et quoi ? Tu vas parler de la guerre ? ça ne va pas ! Et là, tu reçois en pleine gueule l’argument qui tue : tu as un enfant, il faut penser à ton gosse. Sinon, tu es facilement traité-e d’égoïste! Et Noël alors! Tu ne peux pas être joyeux à Noël ? Tu ne peux pas « CON-sommer » à Noël et faire la fête des CAdeaux! Tu es égoïste. Tu ne penses pas à ton enfant. Donc, tais-toi !
Pschitt, pschitt pschitt… C’est le bruit de l’antiseptique de la société du faux. Mais lorsqu’on en aura pris profondément conscience, il sera probablement trop tard!»
La joie de Shaun, le Mouton…

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1- Eva Illouz et Edouard Cabanas, Happycratie, Ed. Premier Parallèle, 2018.
Les auteurs analysent ce qu’ils appellent « l’industrie du bonheur » qui enjoint les individus à la pensée positive afin de s’adapter, réussir leur vie…
2- Voir le livre de Cynthia Fleury, Pretium Doloris, Editions Pauvert, 2002.
3- Dans la version moderne de ce « chant », il est d’usage d’inciter les « fidèles » à réfléchir au futur plus-que-parfait.