La rencontre avec une pensée, Cynthia Fleury
Écrire c’est partager et transmettre ; c’est permettre à l’énergie qui nous habite de se propager et d’aller vers autrui.
Dans la transmission il y a une phase de gestation qui a un secret ineffable. Porter une voix, un texte ou un personnage au théâtre, représente une délicieuse présence au monde, ou une présence du monde en nous, et une forme d’absence à soi ; absence apaisante et présence stimulante.
Découvrir une pensée, au hasard de pérégrinations citoyennes et intellectuelles, et intuitionner que l’on serait en présence d’une source qui semble être intarissable, telle était mon « aventure » lorsque je suis tombée sur la « voix/voie » de la philosophe et psychanalyste Cynthia Fleury.
Il était rare qu’une pensée me touche jusqu’aux larmes.
Celle, portée par la plume de Cynthia Fleury, si.
J’étais plutôt habituée aux émotions esthétiques et artistiques telles que l’on peut ressentir au théâtre, en tant que comédien ou spectateur ; celles que peuvent générer en nous les ondes musicales, etc.
Mais lire un philosophe et se sentir envahi par une émotion particulière, différente, mélange de gravité et de beauté, non je n’avais pas vraiment connu cela!
Et pourtant, ma vie fut pleine de chemins, entre la littérature, la science et la pensée.
Ces mots donc pour partager un chemin.
J’avais écouté Cynthia Fleury pour la première fois lors d’une émission télévisée sur la 5 après les élections présidentielles de 2017. J’ai noté ce nom : ‘ Cynthia Fleury’, dans un recoin de mon cerveau…
Automne 2017 – Une errance intellectuelle m’a menée vers une grande librairie toulousaine que je fréquente depuis 1996 pratiquement.
De rayon en rayon, je me suis trouvée dans la partie consacrée à la « philosophie ».
Un petit livre, aux éditions du Livre de Poche, était posé sur la table : La fin du courage, Cynthia Fleury. Il m’a interpellée, et en particulier ce mot « courage ».
Ce mot, dont le champ sémantique employé par Cynthia Fleury ne m’était pas à ce point-là encore révélé, était en ce moment T tout ce qui me restait comme capacité pour affronter une « forme » d’absurde et d’inacceptable qui traversait ma vie.
J’attrape donc le livre et après l’avoir feuilleté, je l’ajoute rapidement aux autres livres que j’avais pris.
Je commence à le lire…
– J’ai une habitude – issue de ma propension à être attirée par plusieurs disciplines de recherche – : entamer plusieurs livres à la fois, puis vagabonder de l’un à l’autre en fonction du moment et de mon inspiration.
Donc, La fin du courage prit solidement sa place sur mon bureau.
Peu de temps après, je tombe sur un article dans Philosophie magazine : un entretien avec Cynthia Fleury autour de son livre les Irremplaçables.1 Il m’ « attrape » aussi. Je le lis puis je le garde précieusement dans mon sac-à-dos (version papier bien-entendu), car je pressentais que cette pensée nécessiterait que je m’y attarde plus profondément.
Le temps passe. Printemps 2018. J’écoute les podcasts de France Culture – en attente depuis l’été 2017. Une série intitulée « Avoir raison avec » ; c’était sur Vladimir Jankélévitch. Cinq épisodes thématiques dont un sur le courage.2
V. Jankélévitch m’était, de nom, familier. Car un être qui m’est très cher, m’en avait parlé. Je décide donc d’écouter cette émission. Évidemment Cynthia Fleury était invitée, avec Robert Maggiori.
J’écoute l’émission en marchant (habitude de lier l’utile à l’agréable), dans les vieilles rues de Toulouse : rue du Taur, rue des Lois, que je fréquente quotidiennement pour mes déplacements.
Et là : une fulgurance, une rencontre, je ne sais ! Je me souviens très bien de ce moment précis où certaines phrases ont happé toute mon attention à tel point que je n’ai qu’une image-souvenir : seule dans la rue, mon imagination remplie de ce que j’écoutais ; je n’ai aucun autre souvenir-image : je ne vois ni les passants ni rien d’autre, hormis la couleur des briques des immeubles toulousains, qui constituaient l’arrière-décor de ma tête écoutant les voix des intervenants et Adèle Van Reth qui animait le débat. J’avais l’impression que je vivais l’un de ces moments de « bonheur intellectuel pur » où un plaisir ineffable touche le cerveau, puis l’être entier, lorsqu’une pensée, des pensées se glissent, rentrent dans les neurones et leur susurrent des airs agréables. J’avais des sourires dans la tête et la sensation de mes yeux qui brillaient de joie, d’énergie.
Je suis rentrée dans un univers fascinant, un univers enchanteur. Cela faisait très longtemps que je n’avais pas eu cette sensation d’être réellement « enchantée » par la rencontre de pensées liées les unes aux autres dans un réseau complexe et agréable. On a l’impression d’être « capté » dans un mélange exquis où pensée et beauté font Un, un univers poétique où des mots comme « rosée matutinale »3, résonnent musicalement et métaphoriquement en nous, redonnant à l’être toute la beauté et la pureté du matin et un je ne sais quoi de l’univers de l’esthétisme qu’on saisit par image, par sensation et vibration.
J’adore aussi la musique des mots. C’est bien suave d’écouter quelqu’un les articuler en insistant par exemple sur la séparation phonétique entre les préfixes et le corps du mot, ou sur les accents de mots comme « noétique », ou encore sur le son d’un terme comme « imaginatio vera », et toute une ribambelle d’expressions latines musicalement agréables…
Bref, un monde qui m’est familier mais enfoui…, connu jadis lorsqu’à l’âge de 20 ans la pureté de la Pensée et de l’Art peuvent toucher un être et l’enchanter.
Après Avoir raison avec Jankélévitch, je suis passée par un nombre important de conférences de Cynthia Fleury, enregistrées et disponibles sur l’internet, par ses livres (dont deux en attente de lecture encore…), ses articles, et les cours de la Chaire de Philosophie à l’hôpital.
J’avais l’impression en écoutant ses développements et explications que j’étais en train de courir d’une porte à une autre, les ouvrant les unes après les autres, comme dans les contes, où un monde vers le surprenant, le merveilleux s’ouvrait. Un merveilleux familier…
Je définirais ce merveilleux par : une précision des concepts, un verbe qui fait remonter le langage à ses origines, à sa genèse. Un verbe performatif.
Mais pas uniquement.
Cynthia Fleury diagnostique les maux des citoyens en analysant les maux de la démocratie et notre lien à la Cité.
Il se trouve que comme beaucoup de Français, j’étais sortie des élections présidentielles 2017, rincée, vidée et sans espoir citoyen. Ce fut une dure épreuve qu’on ne peut pas résumer en quelques lignes.
Pour ces raisons citoyennes et pour des raisons personnelles, la pensée que Cynthia Fleury transmet – par le biais de ses enseignements, de sa création de la Chaire de Philosophie à l’hôpital et de ses interventions et publications – m’a donné quelque chose de précieux, que je ne saurais définir aisément pour le moment. Mais il aurait à voir avec cet univers avec lequel elle introduit l’écriture de sa thèse (La Métaphysique de l’imagination), et que je ne me hasarderais pas ici à décrire par quelques mots, mais dont je cite ces lignes (pages 11, 12, 13) :
« Où trouver une finesse philosophique qui garde en elle la saveur des choses, sinon au bord du chemin ou d’une rive, le long de laquelle l’âme et le cœur voient leur navire tanguer ? (…)
Le penseur vit sa pensée, ses doutes, ses méandres, ses impulsions créatrices. L’idée devient un événement de la pensée, l’image un événement de l’âme. Ce cheminement convoque également le lecteur qui s’approprie la pensée de celui qu’il lit, poursuit le chemin soit en l’anticipant, soit en l’inventant pour mieux le prolonger, lit, interprète, déplace la pensée de l’auteur en se déplaçant, feuillette le labyrinthe de son raisonnement. » (…)
Alors se dévoilera une métaphysique de l’imagination où la vérité n’est pas une donnée autoritaire et vindicative, mais s’écoute dans le creux d’une hésitation de la pensée… »4

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1- https://www.philomag.com/les-idees/entretiens/cynthia-fleury-apprendre-a-se-vivre-comme-irremplacable-12181